Entretien avec Claude Baty, Président de la Fédération protestante de France

« La question de la laïcité est un point important parce que la tentation est grande de vouloir écarter les religions de la sphère publique »

© FPF

Claude Baty
Président de la Fédération protestante de France

Le rôle des religions : dire la vérité, rappeler des choses simples, apprendre à partager avec les pauvres

Dans le cadre de votre mandat, est-ce que vous avez l’occasion de rencontrer ou de dialoguer avec le monde économique, notamment avec des chefs d’entreprises ?
Non, pas vraiment, on a plutôt à faire avec les responsables politiques et associatifs ; avec les gens engagés dans l’économie, c’est assez rare.

Est-ce que vous voudriez rencontrer des acteurs du monde économique ?
C’est toujours intéressant, et je pense que les acteurs du monde économique s’intéressent aussi à nous en fonction de ce que ça peut leur rapporter. Un certain nombre d’acteurs du monde économique sont assez friands de pouvoir, pour leur image, supporter des actions qui sont à la mode, aussi bien l’écologie que le développement durable ou même les engagements charitables. D’ailleurs, on peut s’interroger sur l’instrumentalisation qui est faite de ces actions : si c’est pour se donner bonne conscience, ça ce n’est pas très grave mais ce qui est le plus à craindre, c’est quand c’est simplement un petit vernis que l’on met devant pour cacher autre chose qui n’est pas toujours très présentable, comme le travail des enfants dans les pays lointains… Alors rencontrer les acteurs économiques pour leur dire des choses désagréables c’est toujours possible ! (Rires) En tout cas, pour leur rappeler qu’il n’y a pas que la rentabilité qui compte. Ça c’est une chose que l’on fait assez régulièrement. Mais nous, en tant que protestants, si on n’a pas eu cette démarche vers les entreprises, c’est aussi parce que les entreprises ne nous estiment peut-être pas suffisamment décisifs dans la société.

Quel peut être le rôle des leaders religieux de manière globale dans le domaine économique ?
Si on n’a pas un dialogue direct avec les chefs d’entreprise, ce qui est sûr, c’est que l’on a dit beaucoup de choses sur le fonctionnement économique. Dans la brochure que l’on a publiée au moment des élections, Vérité, solidarité, exemplarité, il y a un chapitre sur la crise financière par exemple. C’est clair que pour nous la question de l’utilisation de l’argent et la domination de l’argent est une problématique qui reste inquiétante. Nous n’avons pas dit des choses très originales, je pense que toutes les religions ont ce constat. Plus encore qu’au Ier siècle quand Jésus avait parlé de Mamon à propos de l’argent, l’argent est devenu une idole. Ce qui est recherché, c’est la puissance, on le voit bien dans les banques avec ce jeu qui consiste à faire des placements quasi-instantanés, où les banques se soucient peu de l’économie réelle mais font une sorte de loto financier. Il y a des dérives qui sont graves parce qu’on perd de vue la vocation de l’homme sur terre.

Dans la crise financière, quel rôle les religions ont-elles à jouer ?
Le rôle des religions est de rappeler des choses relativement simples parce qu’il me semble que dans ce registre comme dans d’autres le simple citoyen est écarté de la réflexion et de la décision. On nous dit, grosso modo : « C’est trop compliqué pour vous. » Et c’est vrai, c’est très compliqué, je pense que l’on est arrivé, notamment dans le domaine financier, à un niveau de technicité qui est voulu pour qu’on ne puisse pas y voir clair et, par conséquent, je crois qu’il y a un devoir de probité a exercer, il faut qu’on trouve des relais dans ce monde-là, des gens qui sont écoutés et qui puissent dire : Arrêtez de nous raconter des histoires, des mensonges, sur la complexité des choses sur le on-ne-peut-pas-faire-autrement, etc.
L’honnêteté concerne aussi le travail des banques et ça on l’a oublié ; on voit bien comment, même aujourd’hui, avec la crise de la Barclays par exemple, il y a des choses très graves qui se passent, des gens qui s’entendent pour tromper les autres, donc les religions ont à dire qu’il y a des principes simples et clairs, sur la vérité, l’honnêteté, etc., qui doivent être appliqués.

Le 14 mars dernier, on l’a dit à l’instant, la Fédération protestante de France a présenté un livret d’une trentaine de pages intitulé Vérité, solidarité, exemplarité, en vue des élections présidentielles. C’est la première fois qu’elle est intervenue de cette façon-là avant une échéance électorale. Pouvez-vous présenter brièvement son contenu ?
Je pense que les thématiques sont assez significatives, cela rejoint ce que je disais à l’instant : il faut dire la vérité. Il y a trop de discours qui servent souvent à cacher des mensonges qui sont là pour permettre à chacun d’exercer des activités frauduleuses.
La solidarité, c’est un autre axe important parce que nous vivons à coup sûr une crise importante qui risque de durer et il faudra donc, pour en sortir, que certains fassent des efforts mais il est impensable que ces efforts soient portés par les plus faibles et les plus pauvres. Or, comme ce sont les plus riches qui ont les manettes du pouvoir, ils s’arrangent en généralement pour faire payer aux plus pauvres les efforts.
Nous sommes convaincus qu’il y a une nécessaire solidarité à mettre en place pour que l’ensemble des concitoyens et du monde s’en sorte. C’est évident aussi dans les rapports Nord-Sud : si les pays riches veulent rester riches de la même façon, ils risquent de se retrouver dans une situation aussi misérable que celle des gens du Sud. Il faut vraiment arriver à une prise de conscience qui aille dans le sens de la sobriété, il faut que le luxe et le gaspillage dont les Occidentaux font preuve depuis des années s’arrêtent. Surtout, il ne faut pas que, pour garder ce même style de vie insolent, ils continuent ou ils accentuent leur pression sur les populations qui sont déjà à la limite de la survie. Donc là, la solidarité dans l’humanité doit jouer.
Et puis, le troisième point, c’est l’exemplarité qui touche d’abord à l’image que doivent donner ceux qui gouvernent : si quelqu’un veut être entendu, il faut qu’il soit crédible, une parole doit être légitime, pour cela, il ne faut pas faire le contraire de ce que l’on dit, tout simplement. Et là, je crois qu’il y a du chemin à faire.

Ce livret parle aussi de l’écologie, quelle est la position de la Fédération protestante de France à ce sujet ?
Sur l’écologie, il y eu beaucoup de discussions dans la Fédération, justement pour éviter des déclarations idéologiques, parce qu’il y a une écologie qui est en quelque sorte déshumanisante, à savoir, je caricature, que la terre serait bien mieux sans les hommes, c’est-à-dire que ce sont les hommes qui sont responsables de tout ce qui ne va pas. Les hommes sont responsables, c’est évident, en même temps ils ne sont pas responsables des catastrophes naturelles, il y a toujours eu des  tremblements de terre. Il ne faut pas idolâtrer la terre, comme si finalement tout ce qui est naturel est bon et l’humanité mauvaise. Ceci dit, c’est évident que l’humanité aujourd’hui a une responsabilité importante dans l’agression de la nature, de ce jardin qui nous a été confié, pour reprendre une expression biblique. Pour nous, il est important de limiter le gaspillage et l’utilisation de l’énergie, parce que ça n’est pas infini, donc il faut être sobre, il ne faut pas oublier le partage ; il serait indécent que certains se gavent pendant que d’autres meurent. Il faut également arriver à une équité intergénérationnelle, c’est-à-dire à ne pas penser qu’à nous.
Il faut questionner notre façon de vivre et l’idée que l’on se fait du progrès aussi. De notre point de vue, il y a une prise de conscience à faire aussi, puisque beaucoup de gens finissent par se dire que le progrès n’est peut-être pas toujours si bon que ça, on questionne la technique en particulier : est-ce que la technique n’est pas souvent mortifère ? Nous sommes attentifs au fait qu’il faut être très prudents en ce qui concerne la notion de progrès et ne pas absolutiser quoi que ce soit mais viser un style de vie simple.  On en revient à la sobriété : si on n’arrive pas à changer les mentalités, on n’a pas beaucoup d’espoir en l’avenir.

Parlons du défi Michée qui s’inscrit dans tout ce que vous avez dit. Cette initiative a été lancée pour encourager le G20 à aboutir à des décisions et à des actions concrètes pour la lutte contre la corruption et pour la transparence financière. Est-ce que vous pouvez nous en dire davantage et, surtout, en quoi est-ce important pour la Fédération protestante de France de soutenir ce défi Michée ?
Cela fait plusieurs années que le défi Michée a été lancé avec le soutien de la Fédération protestante de France, c’était pour les objectifs du millénaire, en particulier pour l’éradication de la pauvreté, chaque pays s’était engagé jusqu’à 2015. On s’aperçoit que les objectifs du millénaire ne sont pas atteints.
Pendant la crise, la corruption continue et c’est ça qui est terrible, il y a un cycle infernal qu’il faut briser. Le défi Michée donne un certain nombre d’objectifs, dont un est la lutte contre la corruption et pour la transparence financière. On dit que la corruption, c’est ailleurs, en Afrique, mais la corruption en Afrique vient de la corruption en Europe.
Il y a une action qui avait été lancée il y a quelques années, qui continue encore, qui était « Publiez ce que vous payez ». C’est l’exemple des contrats qui sont passés entre les compagnies pétrolières et les pays avec des clauses secrètes et dans ces clauses secrètes, il y a des financements qui sont directement pour les responsables politiques, au détriment du peuple.
La lutte contre la corruption est quelque chose d’important qui me désespère. J’ai lu un livre il y a quelques temps, de Xavier Harel, Afrique, pillage à huis clos : Comment une poignée d’initiés siphonne le pétrole africain, qui montre les circuits financiers entre l’extraction du pétrole et les paradis fiscaux, et tous les écrans, les sociétés bidon qu’il y a, c’est effrayant ! On s’aperçoit que même les banques françaises sont dans le coup. La question de la corruption est une question grave qui ne concerne pas seulement les despotes du sud.

Concrètement, quelles sont les actions du défi Michée ?
Il n’y a pas d’actions très concrètes, l’action essentielle est de signer des pétitions, et la sensibilisation. Cela peut sembler assez insignifiant mais en même temps des sacs entiers de pétitions ont été portés au G20. C’est un des points qui peut faire bouger les choses.

De manière plus générale, qu’est-ce que les religions ont à dire lors des G8 ou G20 ?
Elles ont beaucoup de choses à dire mais elles ne sont pas réellement écoutées. Lorsque les G8 et G20 étaient en France, il y a eu une rencontre des religieux à Bordeaux, puis après à Cannes. Les choses sont très compartimentées. On essaie de faire passer des résolutions, mais il faut dire que les G8 et les G20 n’ont pas de pouvoir décisionnaire, ce sont des lieux de consultation, de communication. L’idée est de communiquer aussi à côté pour dire : Attention, n’oubliez pas les pauvres !

Justement, quels sont les sujets prioritaires ?
Je pense qu’à l’heure actuelle les sujets prioritaires sont les pauvres, plus dans le Sud que dans le Nord. La question de la pauvreté ne doit pas être masquée par des excuses liées à la crise financière, parce que la crise financière a été provoquée par des financiers et que les financiers continuent à s’enrichir. Il y a là une sorte d’hypocrisie et c’est important que les religions puissent la dénoncer ; d’ailleurs, je suis assez convaincu que s’il n’y a pas des décisions courageuses qui sont prises ça finira par exploser ; on ne peut garder parqués dans un coin du monde des pauvres, des immigrés pendant que nous, nous vivons tranquilles, à l’abri, en sécurité, bien gardés, ce n’est pas imaginable ! Pour le bien-être de tous, il faut apprendre à partager, il faut sortir de ces logiques d’enrichissement, mécaniques je dirais.
Il y a aussi la corruption et il faut cesser de dire que la corruption, c’est les pauvres ! Il y a les paradis fiscaux, et les paradis fiscaux ne sont pas à Kinshasa, ils sont à la City à Londres. Comment est-ce que l’on justifie cela ? Cela me paraît être des questions importantes à poser.
Les religions sont très présentes aux G8 et G20, notamment par leur participation à des contre-sommets, qui donnent souvent lieu à une déclaration finale. Est-ce que ces déclarations finales sont entendues et débouchent sur des actes concrets, politiquement parlant ?
Non, pas vraiment, hélas, il ne faut pas forcément incriminer les politiques, les déclarations des religieux sont quelquefois un peu molles, elles manquent quelquefois un peu de courage, je me souviens de celle que l’on avait faite à Bordeaux, ces déclarations qui disent : On est pour la paix. Je pense qu’il faudrait que les responsables religieux apprennent à se mouiller davantage. Mais eux aussi sont pris dans des réseaux de relation, d’influence, il y a aussi à faire un peu de travail à l’intérieur du monde religieux pour qu’ils soient capables d’oser dire des choses un peu déstabilisantes, parce que souvent leurs déclarations sont des bonnes déclarations auxquelles tout le monde va adhérer : On est pour la justice, pour la paix, pour l’amour… tout le monde va dire oui. Je pense qu’il faut aller plus loin que ça.

Vous considérez que la prise de parole des religieux dans la sphère publique est très importante, La Fédération est d’ailleurs à l’origine de la création de la Conférence des représentants de culte en France (CRCF) en novembre 2010. C’est quelque chose que vous avez beaucoup porté, est-ce que vous pouvez nous en dire plus, pourquoi la création de la CRCF ?
En France, on vit dans un pays qui a mis la laïcité dans sa constitution, aujourd’hui on parle de constitutionnaliser les articles de la loi de 1905. Laïcité est un mot intraduisible dans les autres pays, mais c’est un mot qui est devenu une sorte d’idéologie. Ce qui est significatif, c’est que cette notion de laïcité a été accolée à la loi de 1905 qui est la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Or le mot de laïcité n’apparaît pas dans la loi de 1905, la laïcité est quelque chose qui déborde largement de la loi de 1905, cette loi a été votée à un moment de crise en France, c’est une loi qui s’est voulue apaisante et non contraignante. Beaucoup n’ont retenu de cette loi et de la laïcité que le mot de séparation qui est dans le titre  en disant que c’était la loi de la séparation des Eglises et de la société, mais la loi n’a jamais dit ça, c’est une idéologie et aujourd’hui les religions sont bien conscientes du danger qu’il y a à ne pas résister à cette idéologie d’un certain nombre de laïcards.
Aujourd’hui, nous disons que la laïcité ça n’est certainement pas la séparation des religions et de la société, mais la laïcité c’est donner à chacun dans la société la place auquel il a le droit, les religions n’ont pas tous les droits comme les incroyants n’ont pas tous les droits. Les uns et les autres ont le droit de s’exprimer et c’est en s’exprimant dans la société, dans la sphère publique, que peut se constituer un consensus et un vivre ensemble. Aujourd’hui, il y a une vigilance importante à apporter à cette question, car le citoyen n’est pas un citoyen qui serait aseptisé de toute conviction. Comment est-ce que quelqu’un qui a des convictions religieuses chez lui pourrait, dans la rue, tout à coup les oublier, ça n’a pas de sens, on ne demande pas ça non plus à un incroyant, il est incroyant chez lui, il est incroyant dans la rue, c’est ici qu’il y a à l’heure actuelle à mon avis le cœur du débat.
Les religions ne peuvent pas accepter d’être reléguées dans une sphère privée  qui les écarteraient du dialogue public. La question de la laïcité est un point important parce que la tentation est grande de vouloir écarter les religions de la sphère publique.

Est-ce ce que l’on peut dire que l’idée de la CRCF est de prendre pleinement sa place dans le débat public ?
La CRCF est née du constat que les leaders religieux étaient ensemble en général aux vœux à l’Elysée, ce qui n’est pas normal, on est assez grand pour se parler sans la tutelle de l’Etat. L’idée est de se rencontrer, d’apprendre à se connaître et à discuter. Notre idée n’est pas de faire un front des religions contre les autres.

Justement, ne peut-on pas parler de lobby ?
Non, en tout cas je ne souhaiterais pas que cela soit comme ça. C’est un lieu de concertation et c’est important que l’on puisse discuter ensemble. Mon premier souci, souci partagé, c’est justement de ne pas être instrumentalisés. La religion dernièrement est instrumentalisée constamment, on l’a vu dans la campagne, certaines religions plus que d’autres notamment concernant la question du hallal. On ne veut pas être instrumentalisés, on ne veut pas que d’autres parlent à notre place, l’idée est d’être en mesure de nous exprimer ensemble.

Propos recueillis par Mireille Davienne, initialement publiés le 31 juillet 2012 sur le site religiousnetworking.eu (fermé).

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