Entretien avec Pauline BEBE, rabbin dans le 11ème arrondissement de Paris, fondatrice de la Communauté juive libérale d’Ile-de-France

« On n’a pas le droit, d’après le Lévitique, de mettre un obstacle sur le chemin d’un aveugle »

Pauline BEBE

Pauline BEBE
Rabbin dans le 11ème arrondissement de Paris
Fondatrice de la Communauté juive libérale d’Ile-de-France

Le judaïsme a des choses à dire sur l’éthique au travail

Qu’est-ce qui vous a amené à être rabbin ?
C’est l’étude, j’étais passionnée par les textes du judaïsme, c’est à partir de cet intérêt pour les textes que j’ai voulu en faire ma profession et aider les gens.

Vous avez fondé votre propre communauté, la communauté juive libérale d’Ile-de-France (CJL), en 1995, notamment affiliée à l’Union Mondiale pour le Judaïsme Libéral qui est le mouvement juif majoritaire aujourd’hui dans le monde. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce mouvement ?
Cela s’appelle en anglais la World Union for Progressive Judaism, un mouvement qui réunit 1 800 000 personnes et dont le siège est à Jérusalem. Il est représenté dans plus de 40 pays du monde et propose un judaïsme ouvert sur la société, un judaïsme d’évolution qui, à la fois prend ses racines dans les textes traditionnels mais les fait évoluer avec la société.

Justement, que pensez-vous de la place que doit avoir la religion dans la société et dans l’espace public ?
Je viens d’une tradition qui n’est pas seulement une religion : le mot religion dans le judaïsme n’existe pas, il a fallu l’inventer en hébreu. Le judaïsme est une philosophie de vie qui a des choses à dire sur tous les domaines de la vie, du plus prosaïque au plus spirituel, et en particulier en termes d’éthique. Des règles existent concernant l’éthique des relations humaines, l’éthique du travail, et le judaïsme à des choses à dire sur ces sujets-là. Maintenant la question qui se pose aujourd’hui, ce n’est pas tant en des termes d’éthique. Ce qui me surprend beaucoup, c’est que lorsqu’on parle de vie de l’entreprise et de la religion, on parle très souvent d’apparence, de vêtements, on parle de nourriture. Là où l’on en vient à des choses plus importantes, c’est de pouvoir vivre sa religion et de participer aux fêtes notamment, là je trouve qu’il est tout à fait légitime de penser qu’une société protège l’individu et la liberté de pratiquer une religion, c’est ainsi d’ailleurs que la laïcité française a été comprise. La laïcité à la française est le respect aussi d’une laïcité dans le domaine public, sans expression religieuse ostentatoire. Et là, le modèle français est un modèle qui a ses avantages et ses inconvénients mais qui fonctionne et qui me paraît bon dans la mesure où il met sur un pied d’égalité tout être humain sans mettre en avant son appartenance religieuse. Il permet de pratiquer sa religion tout en respectant une neutralité publique.

Récemment, Israël a demandé à l’ONU de pouvoir faire de Yom Kippour un jour férié, qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est effectivement important. C’est vrai qu’en France, il y a une tradition chrétienne, c’est un pays laïc à culture catholique, donc les jours fériés sont des jours chrétiens, mais on pourrait imaginer la possibilité pour les juifs et les musulmans de demander deux ou trois fêtes, cela me paraît logique.

Vous parliez de l’éthique dans différents domaines, notamment de l’éthique au travail, est-ce que vous avez eu l’occasion de rencontrer ou de dialoguer avec le monde économique, notamment avec des chefs d’entreprise dans le cadre de votre fonction ?
Bien sûr, dans ma communauté sont représentés tous les métiers, des chefs d’entreprise, des salariés. On consulte le rabbin pour de nombreuses questions différentes, privées, et des questions de travail également. Certains chefs d’entreprises m’ont consultée pour savoir quelle était la meilleure manière d’agir dans telle ou telle situation de relations humaines et de laïcité aussi, des salariés dans des situations de conflits.

Comment se passe cette relation entre le monde de l’entreprise et le domaine religieux ?
On peut puiser une grande sagesse dans la tradition juive, un enseignement extrême de l’humanité, du respect de l’autre et de l’attention à l’autre sans pour autant mettre en péril l’entreprise. L’attention à l’autre, cela signifie que, humainement, il y a une loi d’entreprise, des raisons économiques, mais les raisons humaines doivent toujours être entendues.Concrètement, je pense qu’il est important qu’une entreprise puisse entendre par exemple des demandes familiales, qu’un chef d’entreprise puisse permettre à un papa ou à une maman d’être auprès de son enfant malade, que les horaires soient respectés, les jours de congés bien sûr… Les lois françaises protègent les salariés mais au-delà de la loi, une forme de pression sociale, de plus en plus commune et perceptible et dans l’entreprise fait qu’on ne peut pas s’arrêter facilement, qu’il faut travailler toujours plus : un travail qui écrase l’être humain. On ne réalise pas que les respirations dans les temps de travail permettent plus d’efficacité ; à l’inverse, si les salariés sont sous pression et ont peur de perdre leur travail, ils sont moins efficaces.

D’une manière plus générale, quel est selon vous le rôle des leaders religieux dans le domaine économique et de l’éthique financière?
De nombreux ouvrages  dans le judaïsme sont consacrés à ce thème, il existe des traités talmudiques sur les problèmes économiques ; bien sûr la mondialisation que l’on connaît aujourd’hui n’existait pas à l’époque du Talmud mais on peut néanmoins s’inspirer de ces principes. J’en cite un, en matière économique : on n’a pas le droit, d’après le Lévitique, de mettre un obstacle sur le chemin d’un aveugle. Cela veut dire que l’on n’a pas le droit de donner des conseils qui provoqueraient la chute de quelqu’un. Par exemple, un expert en matière financière n’a pas le droit de donner sciemment de mauvais conseils à quelqu’un qui serait prêt à investir.Il y a des principes précis et des principes généraux. Les principes généraux sont le respect de la personne humaine, ne pas tromper l’autre, être le plus explicite possible, ne pas, par exemple, utiliser des jargons incompréhensibles, ne pas écrire des contrats avec des clauses en minuscules afin qu’elles passent inaperçues…Et puis, le domaine de la  justice sociale est essentiel. Dans le judaïsme, s’enrichir n’est pas interdit, l’argent n’est pas tabou, on a le droit de bien vivre, mais on doit toujours donner 10 % de son revenu aux personnes qui sont dans le besoin et rétablir ainsi une justice sociale. Le fait d’aider ceux qui sont dans le besoin n’est pas considéré comme une option, mais une obligation fondamentale. Il est tout à fait inadmissible aujourd’hui, étant donné la quantité de nourriture dans le monde par exemple, qu’il y ait encore des personnes qui meurent de faim.Je pense que c’est aux religieux, aux philosophes, aux sages peut-être d’aujourd’hui de mobiliser les politiques et financiers sur ces situations-là, sur la misère, sur l’esclavage, sur toutes les situations de détresse humaine aujourd’hui.

Vous avez déclaré en 2006 que « les religions doivent arrêter de faire de la politique » ?
C’est vrai oui. Mais là je ne parle pas de politique, je parle de questions sociales, de questions de société. Je pense que sur les questions de société, les grandes religions ont beaucoup à dire, d’ailleurs l’organisation de notre société est fondée sur des principes de la Bible, les droits de l’homme par exemple, le repos hebdomadaire, l’égale dignité de tout être humain, tout cela provient de la Bible. Les dirigeants religieux doivent parler de tous ces sujets de société, de l’environnement, du climat… En revanche, en ce qui concerne la politique politicienne, ils ne doivent pas intervenir sur des sujets politiques, il faut séparer effectivement le religieux du politique.

Il y a des sujets comme l’Iran, les efforts de paix israélo-palestinien, la guerre en Syrie, la montée de l’antisémitisme, qui sont des sujets brûlants actuellement en France, qui touchent à la géopolitique, et sur lesquels vous ne vous exprimez pas souvent. Vous préférez laisser ce rôle au CRIF ?
Nous faisons partie du Crif, comme toutes les associations juives, et je peux parler de l’antisémitisme, mais effectivement, je n’interviens pas sur des sujets qui sont politiques, il n’est pas question que je donne des ordres de vote, je dis qu’il faut faire attention aux extrémismes, mais c’est tout. Je pense que ce n’est pas mon rôle de me mêler de politique. En revanche, partout où il y a une détresse humaine, où le fondamentalisme sévit, là oui, c’est non seulement un droit mais un devoir d’intervenir et de parler. Quand l’actualité le dicte, j’ai écrit la « recette de l’humour » pour parler de l’antisémitisme à propos de ce soi-disant humoriste, je suis intervenue aussi dans la lutte contre le terrorisme : je suis intervenue sur des sujets de société plus que sur des sujets politiques.

Et sur la crise écologique et le changement climatique ?…
Le judaïsme a toujours eu des choses à dire sur ce sujet, nous avons même une fête qui y est consacrée, qui s’appelle Tou Bichvat, le nouvel an des arbres, qui existe depuis des milliers d’années. L’attention à la nature est présente dans le judaïsme, on nous a toujours dit que le monde était un cadeau et qu’il fallait le préserver et l’embellir, c’est un souci qui est présent et préoccupant. Évidemment, aujourd’hui, la situation est critique, et nous essayons à notre niveau d’enseigner aux enfants, de parler d’écologie dès que c’est possible et même d’attirer l’attention sur l’impact des comportements individuels aussi.

Que pensez-vous du pape François et de son prochain voyage en Terre sainte ?
J’avais commenté à l’époque le voyage de Jean-Paul II, je pense que c’est une très bonne chose que des dirigeants de toutes les religions puissent venir en Israël, heureusement c’est un pays qui est ouvert à toutes les religions et il y a beaucoup de membres de religions différentes en Israël. Tout dialogue  est une  bonne chose.Maintenant, je ne me prononce pas sur une personne, d’ailleurs notre tradition nous l’interdit. Son ouverture au judaïsme et aux autres traditions est très positive. Plus des rencontres interreligieuses publiques se multiplient, plus cela donne un message à tout un chacun que l’on doit s’entendre et qu’il n’y a pas de raison que, comme par le passé, on se batte pour des raisons religieuses.

Est-ce que vous voulez ajouter quelque chose ?
Simplement peut-être au sujet de l’économique, dans mon dernier livre co-écrit avec Catherine Bensaïd1, on trouve un chapitre sur l’éthique des affaires, sur l’éthique de la transparence et de l’immédiateté en matière de transaction économique.

1 L’Autre, cet infini – Dialogue autour de l’amour et de l’amitié, de Pauline Bebe et de Catherine Bensaid, éditions Robert Laffont, 2013, 288 pages, 21 €.

Propos recueillis par Mireille Davienne, initialement mis en ligne le 16 juin 2014 sur le site religiousnetworking.eu (fermé).

By | 2018-05-30T12:22:55+02:00 juin 17th, 2014|Interviews|0 Comments